Manfred Schling : Œuvres de 1985 à 2024

Né en 1951, Manfred Schling a développé sa peinture en marge de l’explosion de la scène artistique ouest-berlinoise des années 1980 marquée par un style de peinture figuratif, expressionniste et hédoniste, connu sous le nom de Heftige Malerei (peinture violente) ou Neue Wilde (les Nouveaux Fauves).

Manfred Schling ne s’est pas reconnu dans cette nouvelle tendance laquelle affirmait son identité par l’usage de couleurs vives voire criardes, l’utilisation de formes humaines élémentaires et par une peinture gestuelle active soulignant l’importance du geste de l’artiste « peignant ». Comme il le dit lui-même en évoquant ses débuts : « L’action painting, avec ses explosions de couleurs, n‘a jamais été ma tasse de thé. J’ai toujours été plus intéressé par la nuance et l’accessoire. » (Schling 2021).

Tout en participant pleinement à une scène artistique berlinoise, il décidera de suivre une orientation attachée à l’absence de références extérieures, propre à la tradition du courant informel, tout en y apportant sa propre contribution qu’il explicite comme la poursuite et l’approfondissement d’un dialogue entre matérialité et transparence, entre structure et profondeur.

Manfred Schling, qui est aussi le parrain de la résidence de Poulguen, aura 75 ans l’année prochaine. C’est pourquoi, en anticipant d’autres événements, l’espace de Poulguen a décidé d’organiser une première rétrospective partielle de l’œuvre de l’artiste, en combinant quelques œuvres provenant de collections particulières avec un fond d’œuvres à la disposition de l’espace.

L’exposition « Manfred Schling – Œuvres de 1985 à 2024 » documente la période de maturité de l’artiste qui est marquée par l’abandon progressif de la technique de collage au profit d’un matiérisme de plus en plus affirmé qui deviendra petit à petit le moyen principal de structuration du tableau.

Au début, c’est par la technique du collage que l’artiste crée des points de force et d’orientation sur la surface de peinture sans forme, sans structure (comme l’illustre le travail sur papier de 1983 exposé en marge de l’évènement, ainsi que les tableaux reproduits dans le catalogue de la Karl Hofer Gesellschaft dont Manfred Schling était le boursier au début des années 1980).

Ce rôle de structuration des éléments collés est progressivement remplacé par toutes sortes d’interventions gestuelles – griffures, traces, traits de peinture – qui à leur tour obligent l’artiste à solidifier le fond de couleurs par un apport de matériaux comme la poudre de quartz ou de marbre (cf. la tableau N° 6 « Traces », 1985), et parfois le sable.

Progressivement, les comportements de ces matériaux au cours du processus de fabrication de l’œuvre apportent leurs propres éléments de structuration au tableau – craquelures, fissures, cassures, cratères –, lesquels prennent peu à peu la place des interventions gestuelles du peintre et dont l’émergence lui permettent d’entrer en dialogue avec l’œuvre en train de se créer, en interprétant le processus tout en essayant de l’orienter. De ce dialogue peuvent surgir des suggestions de formes dont l’artiste se saisit : apparaissent alors des objets (des pierres, des feuilles, des fruits, des colonnes, des maisons, des échelles ou d’autres formes encore). L’artiste explique qu’il s’agit là « de bifurcations passagères d’une ligne de fond qui doivent leur existence avant tout au plaisir de faire, au plaisir de suivre et de réaliser les suggestions émergeant du processus de fabrication. »

Comme le pressentait le philosophe et critique d’art Rolf Tiedemann dès 1984 : « Le langage et l’écriture des tableaux de Schling ne sont rien d’autre que ceux de leurs matériaux. En créant le tableau à partir d’eux, ce sont eux qu’on fait parler. Ces matériaux ne sont parlant que là où ils ne sont pas restés de simples matériaux, mais sont devenus tableaux. »L’œuvre de Manfred Schling échappe à tout regard superficiel ou pressé. Il demande du temps, le temps nécessaire d’une imprégnation à travers laquelle, en approfondissant sa conversation avec l’œuvre regardée, le spectateur en précise peu à peu sa compréhension toute personnelle. Et il lui laisse aussi la latitude d’y revenir, de le revisiter pour découvrir d’autres facettes, d’autres détails, d’autres interprétations, en fonction de son état d’esprit du moment. J’aime revenir aux tableaux de Manfred Schling.

Erhard Friedberg,                                                                 

Le Guilvinec, novembre 2025

Christophe Beauvillain, sculpteur

Travailler le métal, le bois et la terre

Christophe Beauvillain vit à Saint-Rivoal, dans les monts d’Arrée. Il se forme à la menuiserie-charpenterie, avant de finalement se tourner vers la sculpture, explorant la terre, le bois et le métal (inox ou fer) depuis plus de vingt ans.  Son travail va évoluer du figuratif à l’abstraction. Dans ses assemblages de bois ou de métal, il aime jouer la lumière, et avec le temps qui passe, rouille et patine font souvent partie intégrante de ses œuvres.  

Quand il travaille le métal, ce sculpteur, « récupérateur » de matériaux industriels ou ménagers usagés (fer, inox), mène un travail d’assemblage soudé. L’inspiration a pu être figurative, voire classique, mais les travaux des dernières années sont abstraits. Les sculptures, composées de lignes projetées, de courbes, de volutes et d’ondulations, mettent en scène un espace tridimensionnel qui propose une esthétique fragmentaire. Et pourtant, il est facile d’y projeter toutes sortes d’images ou de concepts, et c’est là notamment toute la qualité du travail de Christophe Beauvillain. 

Il faut aussi parler de ses œuvres en bois, qui relèvent d’une toute autre écriture artistique. Ici, la verticalité s’impose. Et souvent l’œuvre, dans son minimalisme, l’impose comme la seule voie possible.

Un point commun cependant avec le travail du métal : la recherche de la lumière. Derrière ses œuvres de bois et de fer, l’artiste donne toujours à voir, que ce soit à travers le vide de fragments cylindriques ou le vide créé entre les fragments, ou à travers les ouvertures insérées par l’artiste dans un bois devenu transparent. Il y a un monde au-delà de la réalité de l’objet.

Sauf pour les terres cuites qui, elles, ne laissent pas passer la lumière. Silhouettes étranges, guerrières ou angéliques qu’on songe à caresser pour ce qui semble être la douceur de leur matière (« hommes au bouclier »), ou formes abstraites et complexes dont les surfaces particulièrement travaillées attirent le regard (« berlingots » et « Cubic).

Parfois, Christophe Beauvillain dessine ses pièces à l’avance. Le plus souvent, il laisse faire l’intuition et se laisse porter par la dynamique créative. Mais cet artiste attentif observe avec obsession l’œuvre qui naît, tendu par une exigence technique toujours réaffirmée.

Il faut prendre le temps de rencontrer cet artiste discret, doté d’une grande sensibilité et de beaucoup d’humour, pour découvrir ses créations très originales en terre cuite ou en métal et un travail du bois particulièrement léger et élégant.

Marie Oulion-Friedberg, le 5 août 25

« Mémoire de réalités », l’exposition de Kaia Kiik·

Kaia Kiik, copyright Ouest-France, photo de Kristian Godinec

Les abstractions concrètes de Kaia Kiik

« Quand il n’y rien dans mon travail qu’on ne puisse trouver dans la réalité, alors ce n’est pas une œuvre » (Kaia Kiik)

En entrant dans l’espace, on est d’emblée confronté à un monde qui apparaît abstrait, minéral, figé ; on perçoit des surfaces irrégulières, des failles, des monticules, des variations de gris et de beige, du sombre au clair, et ici ou là des touches de couleurs. C’est comme si on avait devant soi des paysages vus d’en haut, mais à travers des lunettes grossissantes qui réduisent l’étendue du regard et figent les détails.

En s’approchant, en passant de tableau à tableau, on devient sensible à la diversité des mondes en présence. On passe d’un bout de réalité à l’autre, chacune sortie de son contexte et mise à nu dans ses éléments de base. Et on comprend que Kaia Kiik travaille dans un mode concret, loin de toute abstraction. Ses tableaux sont comme des bribes d’une réalité, des mémoires transcendées du monde. L’envie vient alors de toucher les tableaux, de faire l’expérience de leur matérialité, de sentir sous sa main toute la rugosité et l’irrégularité des surfaces, de suivre leurs creux avec ses doigts, de longer les failles creusées ici et là par l’érosion naturelle, laquelle fait partie du processus de création de l’artiste, et de repérer les objets incrustés qui sont autant de signaux pour éclairer le monde qui résonne dans le tableau. La diversité des mondes présents dans l’espace est immense : de l’estran de la baie de Somme aux paysages volcaniques de l’Ile Maurice, du désert du Mexique aux tourbières de l’Estonie, de la ville et ses déchets aux haras plus familiers.

Les mondes de Kaia Kiik sont toujours ancrés dans la réalité et liés fortement à la Nature. Mais ils ne sont pas faits que de minéralité. Dans une autre partie de l’exposition, d’autres œuvres, d’une transparence trouble, donnent à voir un monde marin, à la fois réel et imaginé, dans lequel flotte une végétation souple. Il s’en dégage une atmosphère particulière, un monde onirique et doux, un monde mouvant qui pourrait à tout moment s’animer.

L’ancrage dans la nature peut prendre d’autres formes encore, par exemple ces formes archaïques en silex produites dans les falaises à l’entrée de la baie de Somme, expulsées ensuite par les processus naturels d’érosion auxquels est soumise la falaise, et transposés par l’artiste en de petites figurines en bronze aux formes tout aussi archaïques qui cherchent le dialogue avec leurs ancêtres millénaires en silex.

Juillet 2025, Erhard Friedberg, commissaire de l’exposition