Par Erhard Friedberg

Les sleepers Y, émail sur toile, 129X30 – 2024
En entrant dans l’exposition, on est d’abord subjugué par l’éruption des couleurs qui remplit les yeux. Trois grandes toiles alignées dans lesquelles se joue la danse des couleurs autour d’un centre doré, tantôt placé en haut de la toile, tantôt en son centre. A côté, une série de cartons suspendus dans lesquels se joue la même confrontation de couleurs, mais de manière plus épurée et économe.
L’artiste utilise l’encre de chine qui a la particularité de ne pas se recouvrir, mais de se mêler. Les teintes obtenues ne sont pas toujours prévisibles, en fonction non seulement de leur juxtaposition, mais aussi en fonction de la nature du support (toile ou carton).
Danijela Gracner est une artiste gestuelle, instinctive, qui crée à travers des ajouts de touches successives qui sont autant de gestes de création. L’œuvre émerge et se constitue progressivement jusqu’à ce que l’artiste juge ne rien pouvoir ajouter.
Mais Danijela Gracner a plus d’une corde à son arc, et son art ne se résume pas au gestuel. Il y a aussi la série des « sleepers », qui coexiste avec une autre série appelée « Byzantine Warriors », laquelle n’est pas représentée dans cette exposition.
La série des « sleepers » confronte le spectateur avec un alignement de silhouettes posées les unes à côté des autres. Elles sont plus ou moins détaillées, plus ou moins précises, mais le plus souvent très stylisées, réduites à l’essentiel. Le support de ces silhouettes est tantôt une toile, tantôt une planche de bois. Dans le premier cas, le matériau utilisé est l’émail coulé sur la toile à l’aide d’un bâton. Dans le second, les silhouettes sont dessinées et peuvent selon les cas être soulignées par l’ajout de matériaux comme du sable noir. L’inspiration est clairement la frise telle qu’on la trouve dans les temples antiques.
Mais c’est surtout le contraste entre ces deux séries d’œuvres qui frappe le visiteur. D’un côté l’éruption des couleurs et du geste, de l’autre le calme de ces silhouettes tournées vers le spectateur, qui le regardent, pour ne pas dire l’interrogent. On ne peut s’empêcher d’être ému devant cet alignement de contours de personnages qui invitent à la méditation. Elles nous renvoient à nous-mêmes, et nous interrogent sur notre attitude. Sommes-nous des « sleepers », sommes-nous restés endormis, laissant en friche des parties de nous-mêmes, à l’instar des silhouettes qui nous regardent ?
Libération par le geste ou amorce d’une réflexion existentielle : les deux séries d’œuvres sont bien les deux facettes complémentaires du processus de création qui forme un tout.
